15.

 

 

Tucker se rendit d'abord au bureau du shérif, mais n'y trouva que Barb Hopkins, l'opératrice radio à mi-temps, assise derrière son petit bureau, dans un coin. Son garçon de six ans, Mark, était en train de jouer au récidiviste dans une des deux cellules.

— Salut, Tuck.

Barb, qui avait pris vingt-trois kilos depuis la dernière année qu'elle avait passée avec Tucker au lycée Jefferson Davis, se redressa avec effort et reposa sur le bureau le livre de poche qu'elle était en train de lire. Sa face ronde et avenante s'étoila de mille sourires.

— On a eu de l'animation par ici, hein?

— On dirait bien.

Tucker avait toujours ressenti de l'affection pour Barb. Mariée à Lou Hopkins à l'âge de dix-neuf ans, elle avait depuis lors accouché d'un nouvel enfant tous les deux ans. Quand Mark était arrivé à son tour, elle avait prévenu Lou qu'il devrait fermer le robinet s'il ne voulait pas s'installer à demeure sur le canapé du salon.

— Où est le reste de ta nichée, Barb?

— Oh, dans les environs, à faire les quatre cents coups.

Tucker s'arrêta à deux pas de la cellule pour jeter un coup d'œil au garçon. Celui-ci avait la bouille crasseuse et le cheveu en bataille.

— Alors, mon gars, pourquoi t'es là?

— J'les ai zigouillés, répondit Mark en secouant les barreaux avec un sourire diabolique. J'les ai tous zigouillés, mais elle n'est pas encore née, la prison qui m'arrêtera.

— Je m'en doute. Nous avons là un dangereux criminel, Barb.

— Comme si je ne le savais pas. Quand je suis passée en ville, ce matin, il en a profité pour mettre le thermostat de l'aquarium au maximum et m'a grillé tous les guppys. Me voilà avec un tueur de poissons sur les bras.

Elle piocha dans un sachet de cubes de fromage aux épices posé sur le bureau et se mit à mâchouiller.

— Alors, que puis-je pour toi, Tuck ?

— Je voulais voir Burke.

— Il a nommé deux-trois adjoints, puis il est parti avec eux et Carl à la recherche d'Austin Hatinger. Le shérif du comté est venu aussi, dans son hélicoptère. On a droit à une chasse à l'homme dans les règles, maintenant.

Elle fit une pause pour engouffrer une nouvelle bouchée de fromage.

— Remarque, reprit-elle sur un ton suffisant, ce n'est pas tellement parce que Austin t'a tiré dessus et a cassé les vitres de Caroline Waverly. C'est plutôt que l'évasion d'Austin a mis le suppléant du comté dans un sacré pétrin, et que ça embête l'autre dans les grandes largeurs. Désormais Austin passe pour un criminel en cavale. Ce qui est très mauvais pour lui.

— Et le FBI?

— Oh, l'agent spécial Costard-Cravate? Eh bien, il préfère laisser le boulot aux gars du cru. L'est parti avec eux pour sauver les apparences, mais il était plus intéressé par ses interrogatoires.

Et d'ingurgiter une pleine poignée de cubes de fromage.

— Il se trouve que j'ai pu regarder une de ses listes. Il semble qu'il veuille parler à Vernon Hatinger, Toby March, Darleen Talbot et Nancy Koons.

Elle lécha le piment sur ses doigts.

— Et à toi aussi, Tuck.

— Ouais, je me disais bien aussi qu'il allait revenir à la charge. Tu peux appeler Burke là-dessus ? demanda-t-il en désignant la radio. Histoire de voir où il est et s'il peut m'accorder une minute...

— Bien sûr que je peux. Ils ont pris les talkies-walkies.

Obligeamment, Barb essuya ses doigts maculés de crème salée, tripota quelques manettes, se racla la gorge et appuya sur l'interrupteur du micro.

— Ici la base à unité 1. Base à unité 1. A vous.

Elle se retourna vers Tuck avec une grimace hilare, une main posée sur le micro.

— Le Jed Larsson nous a demandé d'utiliser des noms de code dans le genre Renard des Neiges et Ours Polaire. C'est-y pas un drôle de zigue, tout de même?

Elle secoua la tête et se pencha de nouveau vers l'engin.

— Base à unité 1. Et alors, Burke chéri, qu'est-ce que tu fous?

— Unité 1 à base. Désolé, Barb, j'avais les mains pleines. A toi.

— J'ai Tucker à côté de moi, Burke. Dit qu'il doit te parler.

— Eh bien, passe-le-moi.

Tucker s'approcha du micro.

— Burke, j'ai une information à te communiquer. Je peux venir te rejoindre?

Il y eut un bruit de parasites, suivi d'un juron agacé.

— Je suis sacrément occupé en ce moment, Tuck, mais tu peux venir à l'endroit où Lone Tree Road continue Dog Street. Nous y avons installé un barrage. A toi.

— J'arrive. Et, hmm...

Il considéra un instant le micro d'un air dubitatif, puis :

— Ah oui, conclut-il, à toi, et terminé.

— A ta place, intervint Barb en faisant la grimace, je garderais un fusil à portée de main. Austin a emporté deux Police Spécial avec lui ce matin.

Au moment de sortir du poste, Tucker entendit Mark frapper les barreaux de sa cellule en hurlant allègrement :

— J'les zigouillerai. J'les zigouillerai tous !

Il frémit : pour sa part, ce n'était pas à des poissons qu'il songeait.

 

En sortant de la ville, il avisa deux hélicoptères volant en cercles dans le ciel. Un groupe de trois hommes progressaient au-dessus du champ de Stokey. Un autre passait au peigne fin l'élevage de silures de Charlie O'Hara. Tous étaient armés.

Cela rappelait douloureusement à Tucker la battue organisée pour retrouver Francie. Aussitôt, sans qu'il pût la refouler, la face blanche et cadavérique de la jeune fille revint flotter dans son esprit. Etouffant un juron, il farfouilla dans les cassettes du vide-poches, et s'aperçut avec soulagement qu'il n'avait pas enclenché dans le lecteur du Tammy Winette ni du Loretta Lynn — deux des chanteuses préférées de Josie — mais du Roy Orbison.

Les accents plaintifs et argentins de Crying l'apaisèrent. Ce n'était pas une battue pour retrouver un corps, se dit-il. C'était seulement une opération de police pour remettre la main sur un imbécile. Un imbécile armé d'une paire de 38 mm.

Sur la longue route droite, le barrage était visible à huit kilomètres. Tucker songea que si Austin déboulait par ici dans la Buick de Birdie, il ne manquerait pas de l'apercevoir lui-même. Les chevaux de frise orange vif brillaient dans la lumière étale du soleil. Derrière, deux voitures de patrouille du comté étaient garées nez à nez, tels deux gros chiens pie se reniflant le museau.

Le long de l'accotement se trouvaient rangés la camionnette Dodge flambant neuve de Jed Larsson — entre sa boutique et la revente de poissons-chats, Jed se récoltait un joli petit magot —, le camion de Sonny Talbot avec ses gros phares ronds accrochés au toit de la cabine comme deux yeux jaunes, la voiture de patrouille de Burke et le van Chevy de Lou Hopkins.

Ce dernier était aussi crotté qu'un vieux braque. Quelqu'un avait écrit « Lave-moi ! » sur la crasse de la vitre arrière.

Tout en ralentissant, Tucker remarqua que deux policiers du comté s'approchaient de lui avec des fusils fraîchement graissés et chargés. Il pensait bien qu'ils n'allaient pas tirer sans sommation, mais fut tout de même soulagé en voyant Burke leur faire signe de s'écarter.

— Mais ce sont les grandes manœuvres, dis-moi, lui lança-t-il en sortant de la voiture.

— Ordres du shérif du comté, marmonna Burke. Il n'a pas apprécié que le FBI soit témoin de l'impair. Il pense qu'Austin doit être en route pour le Mexique à l'heure qu'il est, mais il ne veut pas l'admettre publiquement.

Tucker sortit ses cigarettes et en offrit une à Burke.

— Et toi, qu'en penses-tu? lui demanda-t-il après avoir allumé la sienne.

Burke expira lentement la fumée. C'avait été une interminable journée de chien, et il était heureux de parler à Tucker.

— D'après moi, si un homme connaît bien les marais et les cours d'eau du coin, il peut y rester caché pendant un sacré bout de temps. Surtout s'il a des raisons pour cela.

Il considéra Tucker un moment.

— Nous allons poster deux gars à Sweetwater.

— Oh non.

— Sois raisonnable, Tuck.

Il posa une main sur son épaule.

— Tu as des femmes, là-bas.

Tucker laissa son regard se perdre au-delà de la plaine, jusqu'à la limite des bois qui lui masquaient la vue des marais.

— Quel foutu bazar!

— Je ne te le fais pas dire.

Quelque chose dans la voix de Burke le poussa à se retourner vers lui.

— Qu'y a-t-il d'autre?

— Tout cela ne te suffit pas ?

— Je te connais depuis trop longtemps, fils.

Après avoir jeté un coup d'œil par-dessus son épaule, Burke s'éloigna de quelques pas supplémentaires du groupe des suppléants du comté.

— Bobby Lee est passé à la maison, l'autre soir.

— Eh bien, en voilà une nouvelle.

Burke le dévisagea d'un air malheureux.

— Il veut épouser Marvella. Il a pris son courage à deux mains pour venir me demander un entretien en privé. On est allés s'installer sous la véranda derrière la maison. Oh bordel, Tuck, je n'en menais pas large. Je croyais qu'il allait m'avouer qu'il l'avait mise enceinte. S'il m'avait dit cela, je l'aurais tué.

Voyant le sourire de Tucker, il hocha pitoyablement la tête.

— Ouais, je sais, je sais. J'ai fait pareil. Mais c'est différent quand il s'agit de sa propre fille. Enfin...

Il s'interrompit pour tirer sur sa cigarette.

— Il ne l'a pas encore mise enceinte, poursuivit-il en recrachant la fumée. J'ai l'impression que les gosses prennent plus de précautions de nos jours. Tiens, je me rappelle encore avoir filé à Greenville pour m'acheter des capotes quand je draguais Susie, jadis.

Il eut un sourire.

— Et puis, quand on s'est retrouvés sur la banquette arrière de la Chevy de papa, j'ai oublié de les sortir de ma poche !

Son sourire s'évanouit.

— Mais si j'y avais pensé, évidemment, nous n'aurions pas eu Marvella.

— Qu'est-ce que tu lui as répondu, Burke?

— Que pouvais-je répondre? murmura-t-il tout en posant une main distraite sur la crosse de son pistolet. Marvella n'en fait qu'à sa tête, maintenant. Elle le veut, un point c'est tout. Il s'est trouvé un job correct chez Talbot, et c'est un brave garçon. Il est fou amoureux d'elle, et je dois avouer qu'il n'a pas tort. Mais, bon sang, cela m'a presque brisé le cœur.

— Et Susie, comment a-t-elle pris la chose?

— En pleurant comme une Madeleine.

Avec un soupir, Burke laissa tomber sa cigarette et l'écrasa du talon.

— Et lorsque Marvella a annoncé qu'ils pensaient partir s'installer à Jackson, j'ai cru qu'elle allait nous inonder la maison. Puis Marvella s'est mise à pleurer aussi. Quand elles se sont retrouvées à sec, elles ont commencé à discuter robe de mariage. Je les ai laissées à leur conversation.

— T'en as gros sur la patate, hein?

— Oh, que ouais !

Burke ne s'en sentait pas moins soulagé d'avoir vidé son sac.

— Mais tu gardes ça pour toi. Les mômes vont aller ce soir porter la nouvelle chez les Fuller.

— Te sens-tu en état d'écouter autre chose?

— Je serais ravi de mettre un instant tous ces soucis de côté.

Tucker s'appuya donc contre la voiture de Josie et débita son histoire de rouge à lèvres et d'adultère.

— Darleen et Billy T. ?

Burke étudia le fait en fronçant les sourcils.

— Je n'ai pas eu vent de cela.

— Demande à Susie.

Burke hocha la tête en soupirant.

— Dieu sait que ma femme peut garder un secret. Elle portait déjà Tommy depuis trois mois quand elle me l'a annoncé. Elle ne voulait pas m'inquiéter. On était dans une passe difficile à l'époque. Et puis maintenant, avec cette liaison entre Marvella et le frère de Darleen, je vois bien que c'est pareil.

Il secoua ses clés d'un air méditatif.

— Le problème, Tucker, c'est que je ne peux pas aller voir Billy T. comme ça, uniquement parce que Darleen utilise le même rouge à lèvres que Josie.

— Je sais que tu es très pris en ce moment, Burke. Je me disais seulement que je devais t'en informer.

Burke acquiesça d'un grognement. Ils n'auraient bientôt plus de lumière, songea-t-il, et Dieu seul savait où Austin était parti se terrer.

— J'en parlerai à Susie ce soir. S'il est vrai que Billy T. voit Darleen en douce, j'aurai toujours le temps de m'en inquiéter.

— Je te remercie.

Et maintenant que son devoir était fait, se dit Tucker, il pourrait aussi bien s'inquiéter de son propre sort.

 

Le lendemain matin, après cinq pauvres heures de sommeil, Burke plongeait sa cuillère dans son bol de corn-flakes en repensant avec angoisse qu'il avait un évadé en arme sous sa juridiction — on avait retrouvé la Buick abandonnée sur Cottonseed Road, et désormais plus personne ne croyait qu'Austin était au Mexique. Pardessus le marché, se posait le problème de savoir s'il devrait louer un frac pour conduire sa fille devant l'autel.

Susie était déjà en train de parler à Happy Fuller au téléphone, et toutes deux mettaient au point le détail de la cérémonie avec l'ardeur machiavélique de généraux en campagne.

Burke se demandait pendant combien de temps encore il devrait subir la présence du shérif du comté, quand des cris et des bruits de chute provenant de la maison voisine le firent se dresser d'un bond.

Doux Jésus, se dit-il, comment diable avait-il pu oublier les Talbot ? Le temps que Susie revînt précipitamment dans la cuisine, Burke franchissait déjà la palissade qui séparait les deux jardins.

— Tu l'as tué ! hurlait Darleen. Tu l'as tué !

Réfugiée dans un des coins de la petite cuisine en désordre, elle était en train de s'arracher les cheveux. Le col élastique de sa minuscule nuisette, descendu à la taille, s'était coincé sous l'un de ses seins blancs et tremblotants.

Burke détourna poliment les yeux et avisa la table renversée, les restes éparpillés de céréales poisseuses et le corps étendu de Billy T. Bonny qui reposait, face contre terre, dans un monceau de débris.

Il secoua la tête d'un air navré. Junior Talbot se tenait debout au-dessus de Billy T., une poêle en fonte à la main.

— J'espère vivement que tu ne l'as pas tué, Junior.

— Je ne crois pas, répliqua ce dernier en reposant la poêle avec un calme de bon aloi. J'l'ai juste un peu sonné.

— Ouais, eh bien, voyons ça.

Burke se pencha vers le corps tandis que Darleen continuait à hurler en se tirant les cheveux. Assis dans son parc, Scooter l'accompagnait à pleins poumons.

— Tu l'as juste assommé pour le compte, déclara Burke en palpant l'imposante bosse qui commençait à apparaître à l'arrière du crâne de Billy T. On devrait l'emmener quand même chez le médecin.

— Je vais t'aider à le charger.

Toujours accroupi, Burke releva les yeux vers lui.

— Tu peux me raconter ce qui s'est passé, Junior?

— Eh bien..., articula l'homme en redressant une chaise, j'avais oublié de dire quelque chose à Darleen, et quand je suis rentré, j'ai vu le Billy T. qui s'était faufilé dans ma cuisine et la violentait.

Il décocha à sa femme un regard qui coupa ses hurlements aussi promptement que s'il avait appuyé sur un interrupteur.

— N'est-ce pas, chérie?

— Je...

Elle renifla, et ses yeux allèrent successivement de Burke à Billy T., puis à Junior.

— C'est cela, dit-elle enfin. Je... il m'est tombé dessus si vite que je ne savais pas quoi faire. Alors Junior est arrivé, et...

— Va t'occuper du bébé, lui demanda tranquillement son mari.

Puis, avec le même calme imperturbable, il tendit la main pour remonter la rayonne rose sur son sein.

— Ne t'inquiète pas au sujet de Billy T. Il ne t'ennuiera plus.

Darleen déglutit péniblement et secoua la tête par deux fois.

— Oui, Junior.

Elle sortit précipitamment. L'instant d'après, les hurlements du bébé se transformaient en sanglots hoquetants. Junior reporta son regard sur Billy T., qui était en train de s'agiter quelque peu.

— Un homme doit protéger les siens, n'est-ce pas, shérif?

— Comme tu dis, Junior, approuva Burke en passant un bras sous celui de Billy T. Allez, transportons-le dans la voiture.

*

*  *

Cy était heureux. Il ressentait bien quelque honte à éprouver autant de bonheur alors que sa sœur venait à peine d'être enterrée et que toute la ville cancanait sur son père, mais c'était plus fort que lui.

A quoi tenait son bonheur? D'abord, et cela aurait presque suffi, au simple fait d'être dehors, et de ne plus avoir sous les yeux le spectacle de sa mère étendue dans le salon, gavée des pilules du Dr Shays, en train de regarder l'émission Today d'un œil vitreux.

Mais il y avait mieux encore, mieux que d'être enfin dehors, mieux que de s'éloigner de la voiture de police planquée dans le jardin dans l'attente du retour éventuel de son père. Il allait travailler. Et avec enthousiasme.

Il s'avançait en sifflant, soulevant la poussière du chemin du bout de ses chaussures. La perspective de marcher, puis de pédaler sur quinze kilomètres ne le chagrinait pas le moins du monde. Il était en train d'entreprendre la constitution du Fonds de libération de Cy Hatinger. Le fonds qui serait son viatique pour quitter Innocence à son dix-huitième anniversaire.

Certes, les quatre ans qui lui restaient encore à tirer lui paraissaient bien longs, mais certainement moins affligeants depuis qu'il était devenu homme à tout faire.

Il aimait ce titre, et s'imaginait déjà avec l'une de ces cartes de visite professionnelles, semblables à celle qu'un vendeur de bibles de Vicksburg avait laissée à sa mère au mois d'avril précédent. Sur la sienne se lirait :

CYRUS HATINGER

HOMME À TOUT FAIRE

Du petit boulot

aux grands travaux

Oui, très cher, il allait faire sa pelote. Et d'ici à ses dix-huit ans, il aurait économisé assez d'argent pour se payer un billet pour Jackson. Ou peut-être même pour La Nouvelle-Orléans. Sacredieu ! Il pourrait même aller jusqu'en Californie si l'envie lui en prenait.

Fredonnant Californie, me voici, il quitta le chemin de terre pour franchir la barrière du champ est de Toby March. Peut-être que Jim était encore chez Mlle Waverly pour repeindre sa maison, se dit-il. S'il avait le temps, il passerait lui dire un petit bonjour.

Il traversa le Little Hope Creek, qui n'était guère qu'un petit cours d'eau asséché à cette époque de l'année, et le suivit jusqu'à la conduite.

Il se rappelait encore le jour où Jim et lui avaient inscrit leurs noms avec des Crayolas sur les parois de béton incurvées. Et aussi de cet autre jour, plus récent, où ils avaient dévoré ensemble un numéro de Playboy, que lui-même avait chipé sous le matelas de son frère A.J.

Ah ! ces images-là, se souvint-il, c'était quelque chose ! Pour lui qui n'avait jamais vu de femme nue auparavant, l'expérience avait été grandiose. Son petit oiseau était devenu dur comme la pierre. Et cette nuit-là, son sacré instrument du Malin l'avait entraîné dans sa première et fascinante songerie érotique.

Ah ! la surprise de sa mère quand elle l'avait vu le lendemain laver son linge lui-même !

Souriant à ce souvenir — et espérant qu'il réitérerait cette expérience sous peu —, il se laissa glisser le long de la berge en pente douce du Little Hope et se dirigea vers l'entrée de la conduite.

Une main s'abattit sur sa bouche, coupant net son sifflotement allègre. Il n'essaya pas de crier ni de lutter. Il connaissait cette main, sa forme, son contact, son odeur même. Et la terreur qu'il ressentit était trop profonde, trop désespérée pour qu'il pût hurler.

— J'ai trouvé ton trou à rat, murmura Austin. L'antre de tes péchés plein de livres ignobles et d'inscriptions de négro. Vous venez ici entre garçons vous tripoter, hein?

Cy fit non de la tête, et poussa un grognement étouffé lorsque son père le plaqua contre la paroi dure et incurvée de la conduite. Il s'attendait à voir jaillir la ceinture. Cependant, alors même qu'il se raidissait dans l'attente du coup, il s'aperçut que son père n'en portait pas.

« On enlève leur ceinture aux prisonniers avant de les mettre en cellule, se souvint-il. Pour qu'ils ne se pendent pas avec. »

Il déglutit avec difficulté. Austin était plié en deux sous la voûte trop basse. Mais cette position ne l'amoindrissait en rien. Au contraire, elle accentuait sa carrure et soulignait sa force. Le dos courbé, les jambes fléchies et écartées, le visage et les mains noirs de terre, il avait l'air d'un monstre s'apprêtant à la curée.

Cy déglutit une nouvelle fois.

— On te recherche, papa.

— Je sais qu'on me recherche. Mais on ne m'a pas encore trouvé, n'est-ce pas?

— Non, père.

— Et tu sais pourquoi, fils? Parce que Dieu est avec moi. Ces bâtards de mécréants ne me trouveront jamais. Désormais, c'est la guerre sainte.

Il sourit, et Cy sentit comme de la glace lui couler dans les entrailles.

— Ils m'ont mis en prison en laissant cet enfant de putain en liberté.

Il demeura songeur un instant.

— Oui, c'était une putain, reprit-il doucement. La putain de Babylone. Se vendant à tous alors qu'elle n'appartenait qu'à moi.

— Oui, père, approuva Cy qui ne voyait pas de quoi il parlait.

— Ils seront châtiés. « Ils recevront le châtiment requis pour leur iniquité. »

Ses poings commencèrent à se contracter et à se desserrer lentement.

— Tous autant qu'ils sont. Jusqu'à la dernière génération.

Son regard revint se poser sur Cy.

— Où as-tu eu cette bicyclette, mon garçon ?

Cy était sur le point de prétendre qu'elle appartenait à Jim, mais devant son père qui le dévisageait, il craignit de sentir sa langue se dessécher sous la brûlure du mensonge.

— On me l'a prêtée, c'est tout.

Il s'était mis à trembler, sachant qu'il n'y avait nulle échappatoire.

— Je me suis trouvé un boulot. Un travail à Sweetwater.

Toute expression disparut du regard d'Austin, qui posa un pied en arrière, comme s'il prenait son élan. Ses gros poings crasseux ne cessaient de se serrer convulsivement.

— Tu es allé là-bas ? Dans ce repaire de serpents ?

Cy n'ignorait pas que, pires que les coups de ceinture, il y avait les coups de poing. Ses yeux s'emplirent de larmes.

— Je n'y retournerai pas, papa. Je le jure. Je voulais seulement...

Sa voix mourut. La main d'Austin venait de se refermer sur sa gorge, chassant l'air de ses poumons.

— Trahi par mon propre fils. Par la chair de ma chair, l'os de mon os.

Il jeta le garçon de côté comme une vieille chaussette. Le coude de Cy heurta rudement le béton. Cependant il se tint coi et, durant un long moment, on ne perçut que le bruit de leurs deux respirations.

— Tu y retourneras, décréta enfin Austin. Tu y retourneras et tu ouvriras l'œil. Tu me diras ce qu'il fait, dans quelle chambre il dort. Tu me diras tout ce que tu verras et entendras.

Cy s'essuya les yeux.

— Oui, père.

— Et tu m'apporteras à manger. A manger et à boire. Tu m'apporteras ça ici, matin et soir.

Souriant de nouveau, il s'accroupit près de son fils. Il avait l'haleine aussi lourde et fétide que l'atmosphère d'un tombeau. La lumière filtrant par l'ouverture de la conduite frappait en plein ses iris, qui en devenaient presque blancs.

— Tu n'en parles pas à ta maman, tu n'en parles pas à Vernon, tu n'en parles à personne.

— Oui, père, répondit Cy en hochant désespérément la tête. Mais Vernon t'aiderait, papa. Il pourrait prendre son camion et...

Austin lui donna une taloche sur la bouche.

— J'ai dit personne. Vernon est surveillé. Surveillé tout le temps parce qu'on sait qu'il est de mon côté. Mais toi... On ne fera pas attention à toi. Rappelle-toi seulement que je t'ai à l'œil. Des fois je serai là, tout près, à te regarder. Des fois non. Mais je te tiendrai toujours à l'œil. Compris? Je te tiendrai à l'œil et je t'écouterai. Le Seigneur me prêtera Ses yeux et Ses oreilles. Et si tu commets une faute, Sa colère s'abattra sur toi et te fendra en deux d'un coup d'un seul.

Cy se mit à claquer des dents.

— Je t'apporterai tout ce que tu veux, déclara-t-il en hachant ses mots. Promis. Tout ce que tu veux.

Austin laissa retomber ses mains de brute sur les épaules du garçon.

— Si tu ne sais pas tenir ta langue, Dieu lui-même ne pourra pas te sauver.

 

Il fallut presque une heure à Cy pour rouler jusqu'à Sweetwater. Au quart du trajet, il dut s'arrêter pour rendre son petit déjeuner. Quand il se fut soulagé, il rinça sa face poisseuse dans le cours chétif du Little Hope. Puis, les jambes tremblantes, il dut continuer en pédalant lentement pour éviter une chute. A chaque instant il lançait un regard angoissé par-dessus son épaule, quasi certain de retrouver son père derrière lui, un sourire mauvais sur les lèvres, en train de faire claquer la ceinture qu'on lui avait enlevée à la prison du comté.

Quand il arriva enfin à Sweetwater, il aperçut Tucker, assis sur la terrasse latérale, qui triait le courrier du matin. Il rangea sa bicyclette avec des gestes précautionneux.

— Bonjour, Cy.

— Monsieur Tucker.

Sa voix était rauque. Il toussa pour s'éclaircir la gorge.

— Je suis désolé d'être en retard. J'ai été...

— Tu es maître de ton temps, Cy, l'interrompit Tucker en considérant d'un air absent un bulletin de cote, qu'il mit de côté. Nous n'avons pas de pointeuse, ici.

— Oui, monsieur. Si vous pouviez me dire par où commencer, je m'y mettrai tout de suite.

— Pas si vite, repartit Tucker d'un ton amusé.

Il jeta un morceau de bacon à l'insatiable Buster.

— T'as pris ton petit déjeuner?

Cy repensa à ce qu'il avait rejeté sur le bas-côté de la route. Son estomac se rebella furieusement.

— Oui, monsieur.

— Bon, alors viens par ici le temps que je termine le mien. Après, on verra ce qu'il y a à faire.

Cy grimpa à contrecœur les trois marches incurvées qui menaient à la terrasse. Au même instant, Buster releva la tête, frappa de la queue sur le sol par pur réflexe canin et lâcha un rot.

— Ta compagnie l'émeut, commenta laconiquement Tucker.

Il jeta un des catalogues adressés à Josie sur le pouf posé à côté de lui et sourit au garçon.

— Eh bien, puisque tu as le feu sacré... Mais que diable t'es-tu fait?

— Monsieur, s'écria Cy d'une voix où perçait la panique, je n'ai rien fait du tout.

— Enfin, regarde-moi ça, fils, tu as le coude complètement éraflé !

Il prit le bras du garçon pour l'examiner. Du sang perlait encore de l'écorchure, maculé de visibles impuretés.

— Ce n'est qu'une chute.

Le regard de Tucker se fit inquisiteur.

— C'est Vernon qui t'a blessé?

Il avait déjà eu lui-même maille à partir avec l'aîné d'Austin, et savait fort bien que ce dernier n'aurait eu aucun scrupule à frapper son frère.

Tel père, tel fils.

— Non, monsieur, répondit Cy, soulagé de pouvoir au moins s'abstenir d'un mensonge. Je vous jure que Vernon ne m'a pas touché. Il pique des colères quelquefois, mais je m'arrange toujours pour m'éloigner jusqu'à ce qu'il se calme. Il n'est pas comme papa...

Il s'interrompit soudain, rouge de confusion.

— Ce n'était pas Vernon. J'ai juste fait une chute, c'est tout.

Tucker avait haussé les sourcils en entendant le garçon bredouiller ses explications. Il était inutile de le mettre à la question et d'accroître son embarras en le forçant à admettre que son père comme son frère se servaient de lui comme d'un punching-ball.

— Ouais, eh bien, roule moins vite à l'avenir. Allez, rentre et demande à Délia de te nettoyer.

— Je ne...

— Ecoute, fils, l'interrompit Tucker en se renfonçant dans son fauteuil. L'un des privilèges de l'employeur est de donner des ordres. Alors tu rentres, tu te fais nettoyer ça et tu te prends un Coke dans le frigo. Après, je déciderai comment tu vas pouvoir gagner ta pitance aujourd'hui.

— Oui, monsieur.

Ployant sous le remords, Cy se releva et pénétra dans la maison le cœur lourd.

Tucker le suivit des yeux d'un air perplexe. Le garçon avait une mine horrible, se dit-il, voilà la vérité. Mais qui pourrait le lui reprocher? Il lança au chien un autre morceau de bacon, et résolut de donner à Cy suffisamment de travail pour le distraire de ses soucis.

Avant que le soleil ne fût au zénith, il avait posté le garçon pour le reste de la journée sur la selle de la tondeuse à gazon. Des échos de l'affaire Talbot avaient déjà couru dans la ville et, grâce au téléphone rouge reliant Délia à Earleen, la rumeur avait fini par atteindre Sweetwater alors que les pansements de Billy T. étaient encore tout frais.

A l'instar de la glace en été, la nouvelle fut disponible en plusieurs variétés, et savourée avec délectation. Quant à Tucker, qui voyait ainsi confirmé le lien entre Darleen et Billy T., il n'était intéressé que par un des aspects de l'histoire.

Junior avait trouvé sa femme couchée sous Billy T. Bonny, sur la table de la cuisine. Ce dernier s'en était sorti avec une bosse grosse comme un œuf d'oie à l'arrière du crâne, mais aucun des deux hommes n'avait déposé plainte.

Et tant qu'il n'y aurait pas d'autre événement pour évincer celui-ci, cette histoire-là resterait en tête des cancans d'Innocence.

Tucker prit la journée pour y réfléchir, puis il dégusta une part de tarte à la crème confectionnée par Délia, et y réfléchit encore. C'était une question de principe, après tout. Si un homme pouvait se détacher de beaucoup de choses, il n'allait jamais bien loin quand il s'agissait de ses principes.

Il arracha à Délia l'autorisation de prendre sa voiture en lui promettant de refaire le plein et de lui acheter une nouvelle paire de boucles d'oreilles. En chemin, il passa devant chez Caroline, qu'il songea à inviter au cinéma. Un kilomètre plus bas, au croisement d'Old Cypress Road et de Longstreet, il s'arrêta.

Pour effectuer le trajet entre la ville et sa maison, Billy T. devait passer par ce croisement. Et d'aussi loin que Tucker s'en souvînt, Billy T. n'avait jamais manqué une soirée chez McGreedy depuis qu'il était en âge de tenir une queue de billard.

Tucker sortit une cigarette et prit patience. Il était assis sur le capot de la voiture de Délia à se demander s'il allait en allumer une deuxième, lorsqu'il avisa le chiot de Caroline, qui promenait sa maîtresse en tirant sur sa laisse rouge.

La jeune femme s'arrêta presque dans sa fuite en avant — c'est-à-dire dans ses vaines tentatives pour apprendre au chiot à marcher à son pas — en percevant une lueur inquiète dans le regard de Tucker. Ce dernier en retrouva le sourire.

— Mais, mon chou, où ce chien te mène-t-il donc ainsi ?

— Nous allons faire une promenade.

Elle haletait quelque peu lorsqu'elle parvint à la voiture. Vaurien bondit sur Tucker en tortillant la queue et lui mordilla les chevilles.

— On n'est pas en ville, ici, lui fit remarquer Tucker, qui se pencha pour gratter la tête du chiot dressé sur ses pattes arrière. Tu n'as qu'à le laisser vivre sa vie dans ton jardin.

— J'essaye de lui apprendre à porter la laisse.

Comme pour démontrer l'inutilité de l'entreprise, Vaurien se retourna d'un bond pour saisir le ruban de cuir dans sa gueule.

— Apparemment, il la porte très bien lui-même, commenta Tucker en souriant. Tu as l'air fatiguée, Caro. La nuit a été dure?

— Eh bien, Vaurien n'a pas cessé de hurler.

Et quand il s'était enfin calmé, la crainte d'entendre Austin Hatinger frapper à sa porte l'avait empêchée de dormir.

— Alors boîte en carton et réveil mécanique.

— Je te demande pardon?

— Il pleure sa maman. Mets-le donc dans une boîte en carton — avec ton coussin, si tu y tiens — et colle-lui un réveil mécanique sous l'oreille, qui battra comme un cœur. Cela le rassurera.

— Oh.

Elle considéra un instant la suggestion, résolue à ne pas lui avouer que le chiot s'était déjà trouvé amplement rassuré lorsqu'elle l'avait pris avec elle dans le lit.

— Il faudra que j'essaye ce truc, dit-elle. Mais que fais-tu là, planté sur le bas-côté de la route?

— En réalité j'y suis assis, précisa-t-il. Et je passe le temps.

— Curieux endroit pour le passer. Hatinger n'a pas encore été repris, n'est-ce pas?

— Pas que je sache.

— Tucker, Susie est venue me voir tantôt et m'a parlé de Vernon Hatinger. Elle m'a confié qu'il était aussi mauvais que son père.

L'air absent, Tucker claqua des doigts pour taquiner Vaurien.

— Je dirais plutôt qu'il s'y efforce.

— Elle m'a appris qu'il était toujours en train de chercher la bagarre et que...

— Il lui est effectivement arrivé de se battre avec moi, l'interrompit-il. M'a botté le train, je l'avoue à mon grand regret. Mais Dwayne lui a botté le sien.

Il sourit en se rappelant quel homme était son frère avant que la boisson n'en fît une loque.

— Je n'ai jamais pu avoir l'ombre d'un muscle quand j'étais enfant. J'avais beau travailler aux champs, mes membres restaient aussi fins que des cure-dents. Dwayne, lui, a pris une sacrée carrure. Ses bras lui ont valu un poste de quarterback dans l'équipe de football, et les regards pâmés de toutes les filles. Aussi, quand Vernon a voulu me rentrer un peu de respect dans le crâne, Dwayne lui a-t-il rendu la politesse.

Il laissa échapper un long soupir de satisfaction.

— Le péché a remporté une sacrée victoire ce jour-là.

— Voilà certes une touchante histoire d'amitié virile, remarqua Caroline, mais ce que je veux te faire comprendre, c'est que tu dois te méfier de Vernon autant que de son père.

— Je n'ai à me méfier d'aucun des deux.

— Et pourquoi ça? s'écria Caroline. Parce que ton grand frère va les abrutir de coups à ta place?

— Oh ! non. Aujourd'hui, il est trop occupé à s'abrutir lui-même d'alcool.

Ayant jeté un coup d'œil vers le bas de la rue, il aperçut un nuage de poussière, puis le reflet du soleil sur les vitres de la Thunderbird de Billy T.

— Tu ferais mieux de revenir sur tes pas et d'oublier tout ça. Je passerai plus tard voir l'avancement des travaux.

— Qu'est-ce qui se passe, Tucker?

Caroline lui avait déjà vu ce regard auparavant. Lorsqu'il était étendu sur elle, et que volaient autour d'eux les éclats des vitres pulvérisées par les balles d'Hatinger. Lorsqu'il lui avait demandé si elle avait un fusil, aussi. Elle comprit alors qu'il n'était pas homme à laisser son grand frère ni qui que ce fût d'autre se battre à sa place. Elle se retourna vivement en entendant le grondement du moteur de Billy T.

— Qu'est-ce qu'il y a, Tucker?

— Ce ne sont pas tes affaires. Rentre chez toi, Caroline.

Il se laissa glisser du capot juste au moment où Billy T. s'arrêtait devant lui dans un crissement de freins.

Caroline prit le chiot dans ses bras et resta campée où elle était.

— Salut, toquard... euh, Tucker.

Ravi de son jeu de mots, Billy T. fit rouler son cure-dent entre ses lèvres avec une moue canaille. Son moral n'était pas précisément au beau fixe. La tête lui élançait toujours, et son orgueil s'en ressentait encore plus que son crâne. Bref, il était d'une humeur massacrante.

— Billy T...

Tucker traversa nonchalamment la route, les mains fourrées dans les poches.

— Entendu dire que t'avais eu un petit accident ce matin.

— En quoi ça te regarde? rétorqua Billy T. d'un air mauvais.

— C'était juste pour faire la conversation. Tiens, tu vois comme le hasard arrange les choses : j'étais précisément en train de t'attendre.

— Sans rire?

— Ouais.

Tucker vit du coin de l'œil que Caroline l'avait suivi. Bien qu'elle fût à quelques mètres d'eux, cela l'ennuyait grandement.

— J'ai un petit point à régler. Si tu as le temps.

Avant que Billy T. ait compris où il voulait en venir, Tucker s'était penché vers le tableau de bord pour en ôter la clé de contact. Décidément, il pouvait être plus rapide qu'un serpent.

— Et même si tu ne l'as pas, ajouta-t-il avec un sourire satisfait.

— Bordel ! s'exclama Billy T. en ouvrant sa portière. J'ai comme l'impression que tu cours après un autre coquard.

— C'est à voir. Caroline, si tu fais un pas de plus, je risque de me montrer extrêmement désagréable avec toi.

Billy T. lança à la jeune femme un regard complaisant, qui remonta de ses cuisses à sa poitrine.

— Laisse-la donc, Tuck. Quand j'aurai fini de t'écrabouiller sur le bitume, madame aura peut-être envie de venir prendre une bière avec un vrai mec.

— Tout ce que je vois pour le moment, répliqua-t-elle en relevant le menton, c'est une paire de morveux mal léchés. Tucker, je ne sais pas ce qui te prend, mais je souhaiterais que tu me raccompagnes chez moi. Tout de suite.

Billy T. grimaça un sourire et jeta d'un coup de pouce son cure-dent.

— Tu mouilles déjà, ma grande? Et toi, serais-tu en panne, Tucker ?

Scandalisée, Caroline voulut marcher sur le malotru. Tucker lança prestement son bras en avant pour l'arrêter.

— Eh bien, en voilà une manière de parler aux dames, Billy T. On réglera ça tout à l'heure. Pour le moment, j'aimerais qu'on discute un peu de ma voiture.

— Entendu dire qu'elle était à Jackson pour se faire redresser le châssis.

— Exact. Toi et moi, on n'a jamais été copains, hein? Et je ne crois pas qu'on le sera jamais. Mais ce que tu as fichu à ma voiture, ça, je ne peux tout simplement pas l'encaisser.

Billy T. eut un reniflement de dédain et cracha par terre.

— Tu l'as cassée tout seul, à ce qu'on raconte.

— Ouais, mais c'est après que tu t'es faufilé comme un putois à Sweetwater pour venir la tripatouiller.

Tucker savait que la réflexion n'était pas le point fort de Billy T., aussi lui mentit-il sans sourciller.

— Darleen a mangé le morceau, on sait que c'est toi qui as percé les durits. J'avoue que ce n'était pas très loyal de sa part, surtout après que tu lui as offert le rouge à lèvres de Josie.

— Une salope de menteuse, voilà ce qu'elle est.

— Peut-être, mais sur ce point-là, je crois bien qu'elle a dit la vérité.

Billy T. repoussa d'un coup de tête la mèche qui lui barrait le front.

— Et alors? s'exclama-t-il. Tu ne peux rien prouver.

Ses lèvres se retroussèrent en un sourire narquois.

— Tiens, même que je te le confirme là, comme ça. Oui, c'est moi. J'ai traversé ta chic pelouse pour aller percer des trous dans ta chic voiture. Darleen t'en voulait d'avoir brisé le cœur d'Edda Lou, alors pour lui faire plaisir... Et puis il y a que je n'aime pas les toquards dans ton genre. Mais, tu vois, tu ne peux rien prouver.

Comme s'il pesait le pour et le contre, Tucker sortit une cigarette.

— Tu viens peut-être de marquer un point, mais cela ne signifie pas que tu en sois quitte pour autant.

Il arracha un bout de sa cigarette et l'alluma. Caroline se recula prudemment. Elle savait ce que présageaient le ton et la mine de Tucker.

— Vois-tu, je me dis que quelqu'un de ma famille aurait pu prendre ma voiture, ce matin-là. Quelqu'un qui n'aurait pas su tenir un volant aussi bien que moi. Et ça, tu comprends, ça me fout en rogne.

— Et alors, tu veux faire quoi ?

Tucker considéra un instant l'extrémité de sa cigarette.

— Ce que je suis en train de faire en ce moment même. Je dois t'avouer que je n'ai guère envie de me retrouver de nouveau avec la figure en capilotade.

— T'as toujours été qu'une poule mouillée, lui lança Billy T.

Puis il étendit les bras, le sourire aux lèvres.

— Allons, montre-moi plutôt de quoi t'es capable.

— Ah bon ! puisque c'est toi qui me le demandes...

Et Tucker lui envoya carrément le pied dans les parties. Billy T. se plia en deux en laissant échapper un râle qui ressemblait au sifflement d'une cocotte sous pression. Les mains à l'entrejambe, il s'écroula sur le bas-côté de la route. Tucker s'accroupit auprès de lui et s'assura une solide prise sur son anatomie déjà mise à mal. Les yeux de Billy T. se mirent à rouler dans leurs orbites.

— Ne flanche pas tout de suite, mon gars, je n'ai pas fini. Quand t'auras récupéré un peu, tu commenceras peut-être à réfléchir, et je veux que tu réfléchisses à ce que je vais te dire. Tu écoutes ?

— Goui, dut se contenter d'articuler Billy T.

— Bien. Tu sais à quel nom est hypothéquée la terre de ta famille? Voilà trois mois consécutifs que je n'ai pas reçu de remboursements. Et je serais vraiment navré d'opérer une saisie. Quant à cette égreneuse de coton sur laquelle il t'arrive de travailler quelques heures par semaine, eh bien, il se trouve qu'elle m'appartient aussi. Maintenant, si tu veux exercer des représailles à mon encontre, je ne pourrai sans doute pas t'en empêcher. Mais tu perdras ta terre et ton travail et, Dieu m'en est témoin, je ferai de mon mieux pour te transformer en soprane pendant que j'y suis.

Il serra les doigts pour illustrer son propos. Billy T. n'eut d'autre choix que de gémir et de se rouler en boule.

— J'étais extrêmement attaché à cette voiture, poursuivit Tucker en soupirant. Et il semble bien que je sois aussi très attaché à cette jeune dame que tu as insultée. Alors, ne viens plus me chatouiller les moustaches, Billy T. Je ne suis plus un petit maigrichon de dix ans.

— Arrête, réussit enfin à proférer Billy T. Tu m'as cassé quelque chose. Je ne les sens plus.

— T'inquiète, trois petits tours et elles reviendront. C'est pour ça qu'on les appelle des valseuses.

Quand il se releva, Tucker remarqua que Caroline avait lâché Vaurien, qui était en train de se soulager sur les chaussures de Billy T.

Il eut un sourire réjoui, mais ramassa tout de même le chiot.

— Eh bien, voilà qui ajoute l'injure à la voie de fait.

Et il se retourna vers Caroline qui, figée sur le bord de la route, le contemplait, bouche bée.

— Allons, en route, mon petit, lui dit-il, le chiot sous le bras. Je peux te raccompagner, maintenant.

— Tu vas le laisser dans cet état? demanda-t-elle en tordant le cou en direction de Billy T., tandis que Tucker l'entraînait vers l'Oldsmobile.

— Notre emploi du temps est très serré, vois-tu. Je me disais que nous pourrions aller au cinéma ce soir.

— Au cinéma, répéta-t-elle d'une voix atone. Tucker, je viens juste de te voir donner à cet homme un coup dans les...

— Les parties, c'est ainsi qu'on les appelle entre gens de bonne compagnie. Allez, grimpe — à moins que tu ne veuilles conduire?

Tout en se frottant la tempe du plat de la main, Caroline s'exécuta.

— Mais c'était un coup bas, non? hasarda-t-elle.

— Bas, abject, je le reconnais. Hélas, toutes les bagarres le sont, Caroline, et c'est pourquoi je m'évertue à les éviter.

Il se pencha pour lui donner un rapide baiser avant de tourner la clé de contact. Puis, avec un geste désinvolte, il lança celle de Billy T. de l'autre côté de la route.

— Alors, on y va?

Caroline poussa un long soupir.

— Qu'est-ce qu'on joue au cinéma?

 

Coupable Innocence
titlepage.xhtml
Coupable Innocence - Nora Roberts_split_000.htm
Coupable Innocence - Nora Roberts_split_001.htm
Coupable Innocence - Nora Roberts_split_002.htm
Coupable Innocence - Nora Roberts_split_003.htm
Coupable Innocence - Nora Roberts_split_004.htm
Coupable Innocence - Nora Roberts_split_005.htm
Coupable Innocence - Nora Roberts_split_006.htm
Coupable Innocence - Nora Roberts_split_007.htm
Coupable Innocence - Nora Roberts_split_008.htm
Coupable Innocence - Nora Roberts_split_009.htm
Coupable Innocence - Nora Roberts_split_010.htm
Coupable Innocence - Nora Roberts_split_011.htm
Coupable Innocence - Nora Roberts_split_012.htm
Coupable Innocence - Nora Roberts_split_013.htm
Coupable Innocence - Nora Roberts_split_014.htm
Coupable Innocence - Nora Roberts_split_015.htm
Coupable Innocence - Nora Roberts_split_016.htm
Coupable Innocence - Nora Roberts_split_017.htm
Coupable Innocence - Nora Roberts_split_018.htm
Coupable Innocence - Nora Roberts_split_019.htm
Coupable Innocence - Nora Roberts_split_020.htm
Coupable Innocence - Nora Roberts_split_021.htm
Coupable Innocence - Nora Roberts_split_022.htm
Coupable Innocence - Nora Roberts_split_023.htm
Coupable Innocence - Nora Roberts_split_024.htm
Coupable Innocence - Nora Roberts_split_025.htm
Coupable Innocence - Nora Roberts_split_026.htm
Coupable Innocence - Nora Roberts_split_027.htm
Coupable Innocence - Nora Roberts_split_028.htm
Coupable Innocence - Nora Roberts_split_029.htm
Coupable Innocence - Nora Roberts_split_030.htm
Coupable Innocence - Nora Roberts_split_031.htm
Coupable Innocence - Nora Roberts_split_032.htm
Coupable Innocence - Nora Roberts_split_033.htm
Coupable Innocence - Nora Roberts_split_034.htm